25 novembre 2024 – Bordeaux
Si vous deviez vous résumer en cinq dates ?
- 1980 : Séjour à Athènes après le Bac, avant de me lancer dans des études (infirmière, prof de lettres ou bibliothécaire?)
- 1986 : Diplôme du CAFB (Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Bibliothécaire) avec une spécialisation en littérature jeunesse.
- 1988 : Début de carrière à la bibliothèque de Blanquefort, où je resterai 19 ans.
- 2007 : Baptême de la médiathèque de Blanquefort en l’honneur de l’écrivaine algérienne Assia Djebar, en présence de l’autrice.
- 2013 : Après 7 ans au sein de l’agence régionale pour le livre, prise de poste au sein de Médiaquitaine (Université de Bordeaux) comme responsable pédagogique, en charge des programmes de formation continue pour les bibliothécaires.
Le métier de bibliothécaire
Vous avez consacré près de 40 ans à des fonctions de bibliothécaire ou liées au monde du livre. Comment avez-vous vu évoluer les bibliothèques et leur rôle dans la société ?
Jusqu’aux années 1990, les bibliothèques étaient perçues comme des lieux plutôt élitistes, davantage centrés sur leurs collections que sur le public. La transformation a réellement commencé dans les années 1980, avec l’élection de François Mitterrand et l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture. En parallèle, la décentralisation a permis un développement rapide des bibliothèques territoriales, avec une volonté affirmée de s’ouvrir à tous les publics.
À cette époque, on a pris conscience que les bibliothèques, avec des équipements coûteux, ne bénéficiaient qu’à une infime partie de la population, notamment des passionnés de livres anciens, ou des chercheurs. Cela a conduit à un véritable mouvement de démocratisation : des services « hors les murs » ont été mis en place pour rapprocher les bibliothèques des publics éloignés ou marginalisés.
Le développement des bibliothèques jeunesse a également joué un rôle crucial, en créant une porte d’entrée naturelle pour les enfants. Ces initiatives, accompagnées de programmes d’animation, ont permis de favoriser l’accès à la lecture dès le plus jeune âge et de transformer la perception des bibliothèques dans la société.
Comment ces évolutions ont-elles transformé le métier de bibliothécaire ?
Le métier a connu un bouleversement majeur. À l’origine, le rôle principal consistait à conserver, entretenir et enrichir les collections, avec un fort accent sur les livres du patrimoine. Aujourd’hui, environ 60 % des missions sont orientées vers l’accueil et l’accompagnement de tous les publics.
Cependant, un équilibre a dû être trouvé. Ces dernières années, on a observé une nécessité de réinvestir dans la gestion des collections, en mettant en place des outils et des politiques documentaires, notamment dans un contexte de réduction budgétaire. L’objectif est de maintenir la qualité et la pertinence des fonds tout en répondant aux besoins du public.
Par ailleurs, l’accessibilité est devenue une priorité. Les bibliothèques proposent désormais des ressources adaptées, comme des livres en braille, des ouvrages audio, des traductions en langue des signes ou des films sous-titrés. Elles prennent également en compte les troubles DYS et l’illettrisme, veillant ainsi à s’adresser à tous les publics sans exclusion.
Enfin, les bibliothèques jouent aujourd’hui un rôle clé dans la lutte contre l’illectronisme, qui touche encore près de 30 % de la population. Avec la dématérialisation des services administratifs, elles deviennent des lieux d’accompagnement pour les personnes ayant des difficultés avec les outils numériques.
Cela soulève cependant des défis pour les professionnels du secteur. En intervenant sur ces problématiques, ils s’approchent parfois des missions d’assistance sociale, sans pour autant avoir été formés pour cela. Néanmoins, cette évolution des missions reflète l’adaptation constante des bibliothèques aux besoins de la société.
Comment se décide l’ouverture d’une bibliothèque municipale ?
Il est important de distinguer les différents types de bibliothèques :
• Bibliothèques nationales, qui dépendent de l’État (comme la Bibliothèque nationale de France ou la Bibliothèque publique d’information à Beaubourg).
• Bibliothèques universitaires, rattachées au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
• Bibliothèques municipales ou intercommunales, relevant des collectivités territoriales.
• Bibliothèques départementales, chargées de développer et accompagner les bibliothèques de petites communes en milieu rural.
• Bibliothèques d’entreprises ou associatives, comme celles de la SNCF ou des hôpitaux.
La loi cadre de 2021 dite « Loi Robert » fixe les grandes orientations pour les bibliothèques territoriales, mais sans imposer leur création. L’ouverture d’une bibliothèque reste à la discrétion des élus locaux. Cependant, le ministère de la Culture incite fortement à leur développement en proposant des subventions, sous certaines conditions.
Parmi ces critères figure la norme dite « James Bond » : une bibliothèque doit proposer une surface minimum de 0,07 m² par habitant avec un seuil de 100 m² et disposer d’un budget suffisant pour prétendre à des financements publics.
L’objectif du ministère est qu’un service de bibliothèque soit accessible à moins de 15 minutes de déplacement pour chaque habitant. Toutefois, il existe encore une grande hétérogénéité dans la répartition et les ressources des bibliothèques en France.

Est-ce que des pratiques étrangères pourraient inspirer nos bibliothèques ?
Historiquement, les bibliothèques sont bien plus développées dans les pays anglo-saxons, notamment aux États-Unis, ainsi qu’en Europe du Nord. Dans ces régions, elles sont profondément ancrées dans la vie de la cité et considérées comme des institutions essentielles.
Je me souviens avec émotion d’un discours de Barack Obama, alors sénateur de l’Illinois, devant l’American Library Association (ALA). Il expliquait comment les bibliothèques avaient marqué sa vie, soutenu ses études et joué un rôle dans l’éducation de ses filles. J’aimerais qu’un élu local ou un représentant de l’état tienne un discours aussi fort et « habité » en faveur des bibliothèques en France.
Avez-vous le sentiment que votre métier manque de reconnaissance ?
Concernant les bibliothèques territoriales, la reconnaissance varie considérablement selon les collectivités.
Certains élus reconnaissent pleinement l’apport des bibliothèques dans la vie collective, au même titre que les écoles, les associations ou les équipements culturels. Ils y consacrent un budget conséquent.
D’autres collectivités, en revanche, investissent très peu, laissant les bibliothèques fonctionner avec 80 % de bénévoles (en particulier dans les petites communes en milieu rural). Dans ces cas, les responsables de bibliothèques sont souvent recrutés sans compétences spécifiques ou avec des grades de responsabilité réduits, entraînant une surcharge de travail et une dévalorisation des missions.
Pourquoi avoir choisi une spécialisation en littérature jeunesse ?
J’ai toujours été séduite par l’extraordinaire richesse de la littérature jeunesse. Ensuite, j’ai eu la chance de commencer ma carrière à Blanquefort sous la direction d’une grande bibliothécaire, ancienne journaliste, qui avait une sensibilité particulière pour la littérature jeunesse. Dès 1984, elle avait créé avec quelques collègues bibliothécaires l’association « Entre les lignes », visant à rendre les livres accessibles aux populations défavorisées, notamment à travers des initiatives dans les PMI (Protection Maternelle et Infantile).
Le diplôme universitaire « littérature de jeunesse en bibliothèque »
En quoi consiste cette formation dont vous êtes responsable ?
Je ne me considère pas comme une enseignante, mais plutôt comme une conceptrice et organisatrice de programmes de formation pour adultes.
Ce diplôme s’adresse à des professionnels souhaitant se spécialiser, à des éducateurs de jeunes enfants qui utilisent la littérature jeunesse dans leur travail, ou encore à des personnes en reconversion professionnelle.
Nous accueillons notamment des enseignants souhaitant devenir bibliothécaires, également sur l’autre Diplôme universitaire, généraliste (Techniques Documentaires et Médiations).
La formation est cependant limitée en nombre de places, car elle favorise l’interactivité et s’appuie majoritairement sur des formateurs exerçant en bibliothèque.

La formation inclut des cours sur la psychologie de l’enfant, avec un focus particulier sur le rôle de la lecture dans la construction de soi – pourquoi ce module ?
La connaissance des jeunes publics est cruciale. Les participants à la formation acquièrent des bases solides sur :
L’entrée dans la lecture dès la petite enfance
Les mécanismes d’apprentissage de la lecture, en lien avec l’aspect éducatif.
La construction psychologique des enfants et des adolescents en lien avec la lecture.
Un module sur l’interculturalité a également été ajouté au programme. Ce volet met en lumière l’importance des différences culturelles dans la construction identitaire des enfants et des adolescents. Il vise à sensibiliser les éducateurs et les professionnels à la nécessité de proposer des offres de lecture inclusives, allant au-delà d’une vision uniquement « occidentalo-centrée ».
L’objectif est que chaque enfant puisse « se lire » en bibliothèque, c’est-à-dire trouver dans les ouvrages des représentations qui résonnent avec son vécu et son identité.
Vous avez également un module sur les jeux vidéo dans vos formations. Est-ce un concurrent direct aux livres ?
Plutôt que de parler de concurrence, il est plus juste de raisonner en termes d’accompagnement et de médiation. Il est essentiel d’accompagner les parents dans leur réflexion et de reconnaître le jeu vidéo comme un véritable objet culturel, porteur de création et d’innovation.
Les bibliothèques ont pour rôle de proposer une offre de jeux vidéo pertinente, tout en socialisant cette pratique. L’objectif est d’en faire une activité intergénérationnelle, afin de prévenir le risque de repli des enfants autour de cette seule occupation.
À l’origine, les bibliothèques ne possédaient pas d’espace dédié au jeu. C’est l’introduction des jeux vidéo qui a ouvert la voie à la création d’espaces ludothèques, désormais enrichis de jeux de plateau et de jeux de société. Cette évolution a permis d’attirer un nouveau public, souvent initié à la bibliothèque par le biais des activités ludiques.
À titre d’exemple, la Ludo-médiathèque de Saint-Médard-en-Jalles, ouverte en 2013 et pionnière à l’époque, illustre parfaitement cette fusion. Elle associe jeu vidéo, jouets, déguisements, jeux de plateau, livres et disques dans un espace totalement intégré, accueillant un public familial, collégiens, grands-parents et petits-enfants.
Il est aujourd’hui fondamental de considérer l’offre ludique comme une composante culturelle à part entière, au même titre que la littérature ou la musique.
L’Univers du livre jeunesse
Comment ce genre littéraire unique s’est-il développé aussi rapidement ?
La première bibliothèque pour enfants, L’Heure Joyeuse à Paris, vient de fêter son centenaire, mais le développement rapide de la littérature jeunesse remonte à l’après-2ème guerre mondiale :
1949 : Ouverture de la première bibliothèque jeunesse au 1er étage du bâtiment du Jardin Public à Bordeaux.
1963 : Création de l’association « La Joie par les Livres », devenue le Centre national de la littérature pour la jeunesse. Intégrée à la Bibliothèque nationale de France, elle a vocation à développer la connaissance et la diffusion de la littérature enfance et jeunesse (notamment avec la Revue des Livres pour Enfants).
1965 : Création de L’École des Loisirs, spécialisée dans l’édition jeunesse. Elle publie un grand nombre d’albums, notamment d’auteurs américains (Maurice Sendak, Iela et Enzo Mari, Bruno Munari) et met en place une offre pour l’école à prix modérés. Cela entraîne une forme de démocratisation de cette littérature.
Il y a ensuite une prolifération d’auteurs illustrateurs de référence : Tomi Ungerer, qui restera une figure iconoclaste, à cheval entre la France et les Etats-Unis, entre la littérature jeunesse mais avec une production également de dessins érotiques pour adultes en parallèle. Nadja ou Grégoire Solotareff, entre autres, ont également profondément marqué ce genre littéraire.

Quels sont les grands auteurs jeunesse qui vous ont marqué ?
Claude Ponti a un univers unique. Il aborde des sujets forts avec une sensibilité rare, considérant l’enfance comme un moment de grande vulnérabilité, mais aussi de créativité infinie. Ses livres, par leur vocabulaire inventif et leurs illustrations singulières, sont des œuvres à part entière.
Jacqueline Duhême, une autrice exceptionnelle, a travaillé avec des figures comme Paul Éluard, Prévert et Matisse. Elle se décrivait comme une « imagière » et a illustré des œuvres emblématiques comme Tistou les pouces verts de Maurice Druon. Elle était devenue très proche des Kennedy après avoir illustré pour le magazine Elle, le déplacement des Kennedy à Paris pour leur fille restée aux Etats-Unis. Jacky avait eu un coup de cœur sur les dessins de Jacqueline Duhême.
Geneviève Brisac, écrivaine, éditrice et critique littéraire a déniché des pépites pour les collections de romans jeunesse, chez Gallimard puis à l’école des loisirs. Suzie Morgenstern, avec des œuvres comme Lettres d’amour de zéro à dix, a su capturer l’essence des émotions adolescentes.
Si vous êtes intéressés par la formation, les informations c’est ici: https://mediaquitaine.u-bordeaux.fr/