29 janvier 2025 – Bordeaux
Si vous deviez vous résumer en cinq dates ?
• 1995 : À 4 ans, je dispute mes premières parties d’échecs.
• 2017 : Je déménage à Londres et découvre le chessboxing en assistant à mes premiers combats. Je m’inscris alors dans un club.
• 2019 : Je remporte mon premier titre de championne du monde de chessboxing.
• 2022 : Deuxième sacre mondial.
• 2023 : Je perds en finale des championnats du monde, mais je deviens présidente de la Fédération Internationale de Chessboxing.
Vous avez été championne du monde de Chessboxing en 2022, pouvez-vous nous expliquer les règles de ce sport ?
Tout se déroule sur un ring de boxe, où une table avec un échiquier et une pendule est installée. Les matchs alternent entre rounds d’échecs et rounds de boxe : trois minutes pour chaque discipline, avec une minute de récupération entre chaque round.
Les rencontres se disputent en 5, 7 ou 11 rounds, les échecs ouvrant et clôturant toujours le combat, ce qui signifie qu’il y a toujours plus de rounds d’échecs que de boxe.
Pendant les parties, nous retirons nos gants mais conservons les bandes de protection. Un joueur perd s’il est mis échec et mat, s’il dépasse son temps aux échecs, s’il est mis KO en boxe, ou en cas de KO technique (trois comptes de l’arbitre dans un même round ou quatre sur l’ensemble du match).
Quelle est l’issue la plus courante d’un match de chessboxing ?
Environ 60 % des victoires se font aux échecs. Lors des championnats du monde, les matchs se jouent en 5 rounds, soit seulement deux rounds de boxe. Mettre un adversaire KO en si peu de temps est donc très difficile.
Quel est le véritable impact de la boxe dans un match d’échecs ? Est-ce l’aspect cardio ou le combat qui fait la différence ?
Sur le plan physique, la boxe est extrêmement intense. Après un round de combat, il faut retrouver son calme et sa lucidité pour jouer aux échecs. Or, après un effort violent, le cerveau est mal irrigué, ce qui rend la concentration très difficile. C’est un défi monumental de se remobiliser mentalement après un tel effort. On peut alors commettre des erreurs absurdes et se faire surprendre par un échec et mat.
Sur le plan stratégique, la boxe apporte une véritable dimension tactique. Mon point fort, ce sont les échecs : je joue vite, j’impose mon rythme et je mets la pression. En revanche, lors du combat, mon adversaire sait que c’est son moment pour me mettre en difficulté. S’il veut gagner, il doit être agressif et prendre des risques. Moi, je suis en défense totale.
La confrontation physique prolonge ainsi la bataille intellectuelle qui s’est jouée sur l’échiquier.
Quel est l’intérêt de croiser les deux disciplines ?
C’est l’illustration parfaite de l’adage « Un esprit sain dans un corps sain ». On ne peut pas rêver meilleure application.
Le chessboxing brise les stéréotypes : d’un côté, les joueurs d’échecs intellectuels et studieux ; de l’autre, les boxeurs perçus comme brutaux. Ce sport prouve que l’on peut être à la fois stratège et combattant.

C’est une discipline très enrichissante pour les enfants, qui leur apprend la confiance en soi et permet de sortir les enfants de cases pré-assignées. Elle fait aussi du sens en milieu carcéral comme outil de réinsertion. La Fédération Française de Chessboxing s’intéresse d’ailleurs de près à ces initiatives.
À ma connaissance, c’est la seule combinaison entre les échecs et un autre sport qui soit officiellement organisée en fédération et qui propose des compétitions internationales. J’ai bien vu des plongeurs jouer aux échecs sous l’eau avec un échiquier lesté, mais cela reste davantage une performance pour Instagram qu’un véritable sport !
Un très bon boxeur médiocre aux échecs peut-il devenir champion ?
Les règles du chessboxing sont conçues pour équilibrer les niveaux.
En France, la majorité des pratiquants viennent du monde des échecs, car la discipline s’est développée à travers cette communauté. Mais dans d’autres pays comme la Russie ou l’Inde, ce sont essentiellement des boxeurs qui s’y mettent.
Pour l’anecdote, lors des derniers championnats du monde, un ancien boxeur professionnel français a tenté une stratégie originale. Il avait mémorisé une quinzaine de coups d’ouverture aux échecs et jouait extrêmement lentement, dans l’espoir de gagner du temps et de mettre son adversaire KO dès le premier round de boxe. Mais face à lui, son adversaire était à la fois un excellent joueur d’échecs et un bon combattant. Résultat : il a tenu debout en boxe et l’a battu aux échecs. C’était une défaite pour notre compatriote, mais cela prouve que l’équilibre entre les deux disciplines est respecté.
Avec la montée en puissance des échecs en ligne et l’impact par exemple de la série Le Jeu de la Dame, les échecs deviennent beaucoup plus accessibles qu’avant. On peut être extrêmement bon en jouant en ligne. Cela ouvre la porte aux boxeurs qui souhaitent s’y initier et, pourquoi pas, devenir les futurs champions de la discipline.
À quel âge avez-vous commencé les échecs ?
J’ai découvert les échecs dès mon plus jeune âge. Mes parents sont tous deux joueurs d’échecs passionnés.
Mon père, d’origine roumaine, était joueur professionnel et champion national en Roumanie. Il a fui le régime de Ceaușescu lors d’une compétition internationale pour rejoindre ma mère, elle-même championne d’échecs en Allemagne de l’Ouest. Leur histoire était celle d’un amour impossible : lui sous la dictature communiste, elle de l’autre côté du Mur.
Finalement, mon père, qui parlait couramment français comme beaucoup de Roumains de son époque, a reçu une proposition pour entraîner un club d’échecs à Belfort. Mes parents s’y sont installés avant de fonder, quelques années plus tard, un camping à Naujac, dans le Médoc, entièrement dédié aux échecs. Ma mère avait toujours regretté, enfant, de ne jamais trouver de partenaires de jeu lors de ses vacances au camping. Ils ont donc créé un lieu où les passionnés pouvaient se retrouver.
J’ai grandi dans cet environnement, rythmé par les parties et les compétitions estivales. Je crois que ma première compétition remonte à mes quatre ans : mes parents m’avaient emmenée et, par un coup du hasard, un joueur manquait à l’appel…
Ma petite sœur a été championne de France junior en U20. Moi, je suis un peu le « vilain petit canard » de la famille, n’ayant jamais décroché de titre national. Alors, j’ai décidé de prendre ma revanche avec le chessboxing !

Comment êtes-vous venus au chessboxing ?
J’ai entendu parler du chessboxing pour la première fois à 16 ans, grâce à un ami gallois rencontré au camping de mes parents.
Puis, en 2017, je déménage à Londres.
Un jour, je tombe sur un flyer annonçant un match de chessboxing. Curieuse, je décide d’y assister, en m’attendant à une salle quasi vide.
Et là, surprise : la salle est comble, l’ambiance électrique, le show digne des productions anglo-saxonnes. Les joueurs jouent aux échecs avec un casque pour rester concentrés, pendant que des speakers expliquent les règles au public. Le concept est ingénieux.
Je discute avec mon voisin de siège : il n’est ni boxeur, ni joueur d’échecs, il est simplement venu pour le spectacle et la découverte.
Intriguée, je décide de tenter l’expérience. Je m’inscris à un programme intensif de boxe : dix semaines d’entraînement rigoureux. Nous sommes une cinquantaine de femmes et, dans ce cadre, je dispute mon premier combat officiel de boxe anglaise.
À quel moment avez-vous décidé de tenter les championnats du monde ?
Après deux ans d’entraînement acharné, en 2019, Thomas Cazeneuve – l’un de ceux ayant travaillé à la création de la Fédération française de chessboxing et figure du circuit des échecs – me propose de participer aux championnats du monde en Turquie.
Sur le moment, je refuse, car je suis blessée. Mais pendant quinze jours, l’idée me trotte dans la tête…
Finalement, je me lance. Je m’entraîne intensivement et, contre toute attente, je remporte le titre de championne du monde.
Il faut dire que le chessboxing reste un sport de niche, avec peu de compétitrices. Mon atout, ce sont les échecs : mon objectif principal était donc de tenir bon pendant les rounds de boxe.
Pourquoi avoir arrêté la compétition après votre défaite aux championnats du monde 2023 ?
Tout simplement parce que j’en avais assez de me faire frapper ! Lors de mon dernier combat en 2023, j’ai encaissé de sérieux coups pendant les rounds de boxe, et cela a renforcé mon envie de tourner la page sur la compétition.
De plus, ayant pris la présidence de la Fédération internationale de chessboxing, il y aurait sans doute eu un conflit d’intérêts si j’avais continué à concourir…
Gagnez-vous votre vie grâce au chessboxing ?
Pas du tout ! Mon engagement dans la Fédération internationale est entièrement bénévole.
Dans la « vraie vie », je travaille dans l’événementiel sportif et le marketing digital. J’ai notamment occupé un poste au sein du comité d’organisation des Jeux Olympiques de Paris 2024, où j’étais en charge du programme des volontaires.
Le chessboxing a-t-il vraiment été inventé dans une BD d’Enki Bilal ?
Oui, c’est vrai !
Ce sport est né dans la bande dessinée « Froid Équateur« , troisième tome de la trilogie Nikopol d’Enki Bilal. Passionné d’échecs et d’origine yougoslave, Bilal a imaginé ce concept avant qu’il ne prenne vie sous l’impulsion de Iepe Rubingh, un artiste néerlandais.
Dix ans après la publication de la BD, Rubingh a fondé la Fédération internationale de chessboxing et structuré les règles du sport telles qu’on les connaît aujourd’hui. Il a d’ailleurs disputé le tout premier combat officiel en 2003.