Les Moches sont-ils plus heureux?

Lorsque j’ai commencé à réfléchir à ce sujet, l’idée m’a semblé à la fois originale, décalée, et facile. Mon projet initial était clair : interroger un psychologue et un chirurgien esthétique, et voilà. Sauf qu’une fois lancée dans l’écriture, je me suis retrouvée submergée par un enchevêtrement de problématiques, de sous-questions et d’interrogations à choix multiples. C’était un peu comme ces dilemmes stupides où l’on joue pendant des heures pendant des soirées trop arrosées. « Tu préfères perdre un pied ou un bras ? » Ces dilemmes, bien que futiles en apparence, peuvent parfois être surprenants et donner lieu à des discussions passionnées et même à des débats philosophiques.

Mais voilà, il faudrait déjà définir :
• Être heureux.
• Être moche.
• Avoir une vie simple.
• Avoir le choix.

Comment enquêter le lien entre beauté et bonheur alors ?

Option 1 : jouer à la statisticienne.
Je prends un échantillon représentatif de gens beaux et moches, je leur fais noter leur niveau de bonheur, je fais une moyenne et hop, verdict ! Sauf que… comment je trouve des « moches » ? Les beaux, ça va encore, parce que, soyons honnêtes, dire à quelqu’un dans la rue : « Bonjour, vous qui êtes beau… » c’est sympa. La personne vous sourit, peut-être même vous remercie. Mais maintenant, imaginez-moi à la sortie du tram Gare Saint-Jean :
« Excusez-moi, vous qui êtes, disons… euh… peu avantagé physiquement, êtes-vous heureux ? » Tout de suite plus complexe.

Une solution pourrait consister à ne pas expliciter les critères de sélection. Je pourrais simplement demander aux participants d’évaluer leur niveau de bonheur, en conservant pour moi-même la catégorie dans laquelle je les classe. Mais cela soulève une autre problématique : ma perception personnelle de l’attractivité est-elle suffisamment fiable pour servir de base à une étude ? Ce qui me semble peu attirant pourrait être perçu différemment par autrui, ce qui introduit une forte subjectivité dans la démarche.

Option 2 : Recourir à la recherche académique sur le sujet
Une exploration des travaux universitaires s’est révélée plus fructueuse et me montre que mon approche à l’aveugle en classant les individus selon leur niveau de beauté a déjà été réalisée. Il y a en effet pléthore d’études universitaires qui ont cherché à mesurer le phénomène et une étude assez ancienne est intéressante.

Cette étude de chercheurs américains, dont le protocole date un peu, publiée en 1975 dans le Journal of Psychology intitulée « Physical Attractiveness, Happiness, Neuroticism, and Self-Esteem » propose une méthodologie et des résultats intéressants. Les chercheurs ont sélectionné 2 011 étudiants et fait évaluer leur niveau d’attractivité par des juges externes (Visiblement à l’époque cette idée de juges absolus de la beauté n’a pas eu l’air de poser de problème ! »).
Les résultats indiquent que :
• Chez les femmes, l’attractivité physique est positivement corrélée au bonheur et à l’estime de soi, et négativement au névrosisme (émotions négatives).
• Chez les hommes, aucune corrélation significative n’a été trouvée.

Je rencontre Antoine Dupuy, psychologue clinicien et psychothérapeute à Bordeaux, qui est assez mitigé sur cette étude :
« D’abord, l’étude est ancienne et a les défauts de son époque. Les stéréotypes dans les années 70 sur le rôle de la femme et de l’homme, par exemple. De plus, le protocole utilisé paraît assez désuet au regard de nos standards actuels. L’idée par exemple d’avoir jugé le physique des étudiants par un jury de façon totalement subjective paraît pour le moins surprenante. »

Je rencontre Olivia Calame, fondatrice de l’agence de rencontres Twoday, avec un bureau à Bordeaux au Bouscat. L’agence se veut comme une alternative sérieuse, et humaine aux applications de rencontres. Je l’interroge sur les critères de ses clients dans leur recherche : existe-t-il des critères différents de recherche selon les hommes ou les femmes ?

Cela fait ainsi écho à l’étude américaine selon laquelle la beauté « rapporterait » moins aux hommes qu’aux femmes.

Mais Olivia s’empresse de préciser :
« Mais vous savez, ces critères, et c’est bien le piège des applications de rencontres et pourquoi les gens en ressortent épuisés, ce sont des éléments qu’on écrit comme ça en théorie. Mais une rencontre, c’est avant tout une question d’affinités, de coup de cœur, de relations humaines. Ça ne se résume pas à des critères sur une fiche ! Je vais vous donner un exemple d’une femme qui avait fait appel à nous. Brillante, très drôle, archi-diplômée, un bac +10 d’ingénieure dans le nucléaire. Physique un peu ronde. Elle recherchait un profil d’ultra-diplômé. J’avais en parallèle un client, un comptable qui s’était reconverti par passion en peintre en bâtiment, qui avait comme critère une femme mince. J’ai tenté le coup car j’avais l’intuition que ça pourrait marcher. Ils sont ensemble car en un dîner, ils ont eu un coup de cœur. C’est ça la vie et les rencontres ! »

Injonction à la beauté, Image de soi et Bonheur

Je continue mon enquête en cherchant à comprendre si l’image de soi, la perception qu’ont les individus de leur propre beauté est réaliste.

Quelles sont par exemple les motivations des personnes qui font appel aux services d’une agence de rencontres : existe-t-il un biais vers des gens plus ou moins beaux ?
Olivia Calmane réagit vivement à ma question : « Cela fait partie des à priori tenaces de mon métier, de s’imaginer qu’il n’y a que des causes perdues moches qui font appel à nous ! Pas du tout, vous seriez très surpris ! Il y a absolument de tout, c’est un reflet assez exact de la société. Le seul biais que nous avons, c’est que ce sont le plus souvent des gens en seconde partie de vie, qui ont déjà eu une vie amoureuse, se sont séparés et cherchent à rencontrer à nouveau quelqu’un. Le point commun le plus courant est que tous ces gens ont été épuisés par les applications de rencontre. Ces applications abiment beaucoup les gens. »

Je demande à Olivia Calmane son expérience sur la question de l’estime de soi, je lui demande si, de son expérience, l’image que ses clients ont d’eux est souvent alignée avec la réalité de leur physique. Est-ce que les beaux ont plus confiance en eux ?
« Alors ça, je pourrais vous donner plein d’exemples de filles sublimes qui n’ont pas du tout confiance en elles, donc l’estime de soi a été très affaiblie par leur vie. Nous les aidons dans nos démarches à reprendre confiance. À l’opposé, vous avez des personnes moins avantagées physiquement qui sont drôles, lumineuses et respirent la confiance en eux ! »

Nous discutons longuement avec le psychothérapeute Antoine Dupuy, sur les injonctions de beauté, et comment cela impacte ses patients.

Toutefois, le psychothérapeute étant spécialisé dans les troubles alimentaires, pense avoir aussi un biais dans sa patientèle. Mais ses remarques sont intéressantes. Il a le sentiment que ces injonctions à un corps parfait, à un physique et une beauté standardisée restent souvent des exigences que les personnes s’imposent à elles-mêmes, mais pas forcément à leurs partenaires. « La question toutefois de la réciprocité de l’hygiène de vie peut être un élément chez certains couples : je me donne du mal, j’attends de toi la même chose. »

Mais dès le début de notre conversation, Antoine Dupuy, va me préciser qu’une grande partie des individus peuvent manifester une attirance pour le laid, pour le sale, pour l’interdit. Qui rendrait la question d’une vie amoureuse plus ou moins satisfaisante pour les beaux que pour les moches inadéquate. Antoine Dupuy précise qu »évoquer l’attirance pour le laid, vient mettre en branle la certitude relativement établie que tout le monde aime la beauté, dites objective, véhiculée par les publicités et les médias. C’est un vernis sociétal assez facile à égratigner« .

« Ce qui importe, c’est la manière dont on se perçoit et dont on s’accepte. En tant que psychothérapeute, ce qui m’intéresse c’est la vérité du patient. Donc par définition, son physique ne rentre pas en ligne de compte, ce qui compte c’est comment les gens se perçoivent, l’image de soi.»

Antoine Dupuy considère que « l’idée du bonheur comme un état de plénitude absolu et perpétuel n’existe pas. En revanche, penser le bonheur comme la capacité à trouver un apaisement interne et à ‘ajuster ‘ou se réajuster) dans tous les moments plaisants et déplaisants que la vie a à offrir paraît plus pertinent. »

Le mot de la fin

AUTRES questions existentielles

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